Cours d'économie des médias
Chapitre II.
Le secteur des médias
Parler du « marché des médias », c’est immédiatement constater qu’il n’existe pas un mais des marchés : presse quotidienne ou gratuite, télévision et ses programmes, radios thématiques, plateformes numériques, magazines spécialisés… Autant d’acteurs et de segments qui composent un secteur à part entière, structuré autour de logiques économiques spécifiques.
Les médias se distinguent d’autres industries car ils produisent des biens immatériels, reproductibles à coût marginal faible, mais nécessitant des investissements initiaux importants. Leur valeur ne réside pas seulement dans le contenu, mais dans la confiance du public, la rareté de l’attention et les effets de réputation.
Historiquement, leur financement repose sur un double marché : d’un côté les ventes ou abonnements, de l’autre la publicité. Cette dépendance aux annonceurs explique la forte interdépendance entre conjoncture économique et revenus médiatiques : en période de crise, les budgets publicitaires sont souvent les premiers sacrifiés, fragilisant les médias. La fragmentation des audiences et la montée en puissance des plateformes numériques accentuent encore cette pression.
Face à cette volatilité, les médias diversifient leurs ressources : ventes, publicité, subventions publiques, redevance, mécénat. Parallèlement, la concentration du secteur depuis les années 2010 traduit la recherche d’économies d’échelle et de puissance de négociation face aux annonceurs et aux géants du numérique.
Ce chapitre propose donc d’analyser les fondamentaux économiques du secteur : le rôle du marché publicitaire, les caractéristiques des biens médiatiques, l’organisation de l’offre et la logique de la demande. Autant de clés pour comprendre la singularité et la fragilité d’une industrie au cœur de la démocratie.
4.
La Demande de médias
Ce module se concentre sur les usages et attentes du public. Il analyse pourquoi et comment les individus consomment des contenus médiatiques : recherche d’information, divertissement, lien social, participation citoyenne, mais aussi besoin de se protéger d’une actualité jugée anxiogène ou envahissante. Les comportements sont fortement influencés par l’âge, le niveau d’éducation, le contexte économique et l’évolution technologique. Entre 2010 et 2025, la généralisation du smartphone, la place prise par les réseaux sociaux et les plateformes vidéo, la montée des influenceurs d’actualité et l’irruption de l’IA ont profondément transformé la manière de « demander » de l’information. L’accent est mis sur la fragmentation des audiences, la concurrence pour le temps disponible et la baisse de confiance envers les médias, qui pèse directement sur la demande d’information.
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a. Les caractéristiques et les déterminants de la demande de médias
Pour la grande majorité des biens, la demande (quantité demandée) est inversement proportionnelle au prix : plus un bien est cher, moins on en consomme. En matière de médias, cette relation prix / quantité existe, mais elle est moins décisive que d’autres facteurs.
La demande de médias et d’information est très particulière dans le sens où elle est d’abord contrainte par :
le temps disponible ;
les habitudes culturelles et sociales ;
les conditions d’accès techniques (équipement, connexion, maîtrise des outils) ;
le niveau de confiance accordé aux sources ;
l’environnement de plateformes qui interposent leurs algorithmes entre l’offre et le public.
Le temps disponible, contrainte centrale
Avec la bascule massive des usages vers le numérique et la mobilité, la contrainte principale n’est plus seulement le budget, mais le temps d’attention que chacun peut consacrer aux contenus. En 2024, les Français passent en moyenne 2h40 par jour sur Internet, contre 2h06 en 2019 et 80 % du temps passé en ligne se fait désormais sur smartphone, avec une vingtaine de sessions par jour, souvent très courtes.
Dans ce contexte, les médias sont en concurrence non seulement entre eux, mais aussi avec toutes les autres activités numériques : messageries, jeux, plateformes de streaming, réseaux sociaux, commerce en ligne.
Habitude culturelle et socialisation
La demande de médias s’inscrit dans des habitus profonds :
les cultures nationales (poids de la presse quotidienne, de la télévision ou de la radio selon les pays) ;
la socialisation familiale (journal à la maison, chaîne « de référence », radio du matin) ;
le milieu social et niveau de diplôme, qui influencent l’intérêt pour l’actualité, la confiance, la capacité à hiérarchiser les sources.
Ces déterminants restent importants, mais se combinent désormais avec des usages plus individualisés : chacun compose un « régime informationnel » propre, mêlant médias traditionnels, plateformes sociales et contenus d’influenceurs.
Du moment au flux continu : l’effet smartphone
Historiquement, la demande de médias était structurée autour des séquences de la journée et de la semaine : radio au réveil ou en voiture, quotidien dans les transports ou au bureau, JT du soir en famille, magazine le week-end.
Cette organisation par moments n’a pas complètement disparu. Mais elle a été bousculée par la généralisation du smartphone qui a permis à de nouveaux offreurs et obligés les offreurs traditionnels à tendre vers la délinéarisation de leurs contenus. En effet, le « moment de la mobilité » n’est plus réservé aux transports, il est devenu permanent puisque nous avons toujours nos smartphones dans notre poche.
L’accès à l’information se fait par notifications, flux (feeds) et liens partagés dans les messageries, autant que par des rendez-vous fixes et la demande la demande est de plus en plus composée de micro-séquences (quelques secondes ou minutes), sur des contenus courts, souvent vidéo ou visuels.
Le principe de mobiquité / ATAWADAC (« Any Time, Any Where, Any Device, Any Content ») décrit bien cette situation : l’information est potentiellement accessible tout le temps, sur tous les appareils. L’enjeu pour les médias n’est plus seulement de « remplir » les cases horaires, mais d’exister dans ce flux permanent.
Ligne éditoriale, confiance et évitement de l’actualité
La ligne éditoriale reste un déterminant central de la demande : orientation politique, traitement des sujets, degré de spécialisation, registre de langage, ton et style. L’obligation de d’augmenter les volumes et la rapidité pour mener la course du référencement en ligne a généré une période de flou / d’homogénéisation des contenus, les médias faisant largement recours aux agences pour muscler leurs offres. Depuis quelques années, les titres ré-affirment leurs différences de lignes ce qui n’empêche pas un recul progressif de la confiance et de l’intérêt déclaré des français envers leurs médias et l’information.
Selon le Digital News Report, seuls 29 à 31 % des Français déclarent faire confiance à « la plupart des informations, la plupart du temps », un niveau parmi les plus bas des pays étudiés.
Par ailleurs, l’intérêt pour l’actualité a reculé : en France, la part de personnes se déclarant « très intéressées » par l’actualité serait passée d’environ 59 % en 2015 à 36 % en 2024.
Enfin l’évitement de l’actualité progresse : près de 40 % des personnes interrogées dans le monde disent éviter souvent ou parfois les informations, et la France se situe dans la partie haute de ce phénomène, avec près de la moitié des répondants disant se sentir « usés » par la quantité d’informations.
Plateformes, réseaux sociaux et créateurs d’actualité
Entre 2013 et 2025, la part des Français utilisant les réseaux sociaux pour s’informer est passée d’un phénomène marginal à un canal majeur. En 2025, 37 % des Français disent utiliser les réseaux sociaux pour s’informer avec Facebook en tête (33 %), suivi de YouTube (24 %), Instagram (21 %) et TikTok (12 %).
Particulièrement chez les moins de 35 ans, des créateurs comme HugoDécrypte sont cités comme source d’information par plus d’un cinquième des répondants.
Les Gafam ne sont plus seulement un canal de distribution : elles structurent la demande via leurs algorithmes de recommandation, leurs formats (vidéos courtes, stories, Reels, Shorts) et en offrant une plateforme de diffusion aux créateurs d’info hybrides (entre journalisme, pédagogie, militantisme et divertissement).
Prix, gratuité et disposition à payer
Le prix joue un rôle, mais dans un contexte où l’offre gratuite reste abondante. En effet, la télévision d’information généraliste, la radio et une large partie de l’information en ligne restent accessibles sans paiement direct (mais financées par la publicité, la redevance / contribution à l’audiovisuel public ou les données).
Selon le Digital News Report 2023-2025, la proportion de Français ayant payé pour de l’information en ligne (abonnement, article à l’unité, don) est stable autour de 11%.
Autrement, dit, la demande accepte de payer pour certains contenus (enquête, analyse, expertise, services), mais une large majorité continue de s’appuyer sur une offre gratuite (avec des niveaux de qualité très variables), en composant son information en piochant sur plusieurs supports et plateformes.
Le prix reste donc un déterminant plus fort pour les offreurs (répartition du gratuit / payant, niveau des abonnements) que pour la demande, tant que des alternatives gratuites existent pour la plupart des besoins d’information générale.
b. Les modèles et les mesures des audiences
La demande de médias se mesure à travers des indicateurs d’audience, spécifiques à chaque support, mais qui tendent à converger et à s’hybrider. L’enjeu est autant de quantifier l’usage (combien de personnes ? combien de temps ?) que de qualifier la valeur de ces contacts (profil, engagement, répétition).
Presse : diffusion, lecture, abonnements
Pour la presse, les indicateurs classiques restent :
Tirage : nombre d’exemplaires imprimés ;
Diffusion : nombre d’exemplaires effectivement distribués ;
Diffusion payée : ventes au numéro + abonnements ;
Audience (ou « taux de prise en main ») : nombre de lecteurs par exemplaire, estimé par enquête.
À cela se sont ajoutés :
les abonnés numériques (seuls ou couplés au papier) ;
des indicateurs d’usage : connexions par abonné, nombre d’articles lus, complétion des newsletters, etc.
Les chiffres de l’Alliance de la presse d’information générale et les synthèses du Reuters Digital News Report montrent, par exemple, que Le Monde, Le Figaro ou Mediapart ont atteint plusieurs centaines de milliers d’abonnés numériques chacun, avec un modèle fondé sur la fidélisation et l’augmentation de la valeur par abonné.
Télévision et radio : audiences, parts de marché, usages différés
Pour la télévision et la radio, on retrouve :
Audience brute : nombre de téléspectateurs / auditeurs à un moment donné ;
Part d’audience (PdA) : pourcentage de l’audience totale du média (TV ou radio) que représente une chaîne ou une station sur une période donnée ;
Audience cumulée : part de la population ayant eu au moins un contact avec la chaîne / station sur une période.
Ces mesures restent au cœur du marché publicitaire et permettent de comparer des marques dans le temps et entre elles. Mais les usages ont évolué avec le développement du replay, de la consommation sur box, sur ordinateur, tablette ou smartphone, la montée des podcasts et de l’écoute à la demande et surtout avec la consommation fragmentée sur des plateformes vidéo (YouTube, plateformes des chaînes, services de streaming).
Les études comme celles de Médiamétrie montrent que la consommation de programmes audiovisuels ne disparaît pas, mais migre progressivement vers de nouveaux appareils et de nouveaux modes d’accès (à la demande, hors linéaire, multi-supports).
Internet : visites, visiteurs, temps passé, engagement
Sur Internet, un média peut observer finement le comportement de son audience :
Pages vues et visites ;
Visiteurs uniques mensuels ou quotidiens ;
Temps passé par visite ou par mois ;
Taux de clic, de complétion vidéo, d’ouverture de newsletters, etc.
En 2024, les usages ont massivement migrés en ligne avec 94 % des foyers français sont connectés à Internet, 52,5 millions de Français qui regardent des vidéos en ligne chaque mois et 4 Français sur 10 écoutent des podcasts, et près de la moitié de l’écoute audio se fait désormais sur supports numériques (mobile, ordinateur, tablette).
Mais ces indicateurs ont des limites. Ils ne mesurent pas directement la compréhension, la mémorisation ou la confiance. Ils sont fragmentés entre les différents supports d’une même marque (site, appli, plateformes sociales). Ils restent dépendants de la mesure des plateformes elles-mêmes (statistiques internes de YouTube, Meta, TikTok, etc.).
D’où le développement d’indicateurs complémentaires :
engagement (commentaires, partages, temps de visionnage effectif) ;
fidélité (fréquence de visite, nombre d’abonnements simultanés) ;
parcours cross-média (comment une même marque est consommée sur TV, radio, web, réseaux sociaux).
Limites et enjeux de la mesure
Il n’existe toujours pas de mesure parfaite et unifiée de la demande de médias. Les chiffres de diffusion ou d’audience sont souvent des estimations à partir d’échantillons ou de données partielles. Les mesures en ligne dépendent de choix techniques (cookies, identifiants, consentements, RGPD) et des règles imposées par les plateformes.
Ces limites sont au cœur des débats actuels : elles influencent la capacité des médias à fixer le prix de leurs espaces publicitaires, à valoriser leurs audiences auprès des annonceurs et à piloter leurs stratégies d’abonnement.
c. Elasticités de la demande (prix et revenu)
L’élasticité-prix de la demande mesure la sensibilité des consommateurs à une variation de prix. Pour les médias, cette question se pose à plusieurs niveaux :
arbitrage entre médias payants et offres gratuites
arbitrage entre différents abonnements (SVOD, musique, presse, plateformes de jeux) dans un contexte de « fatigue d’abonnement »
effets des hausses de prix sur la churn (résiliation) des abonnés.
Faible élasticité sur les médias gratuits
Lorsque les contenus sont gratuits pour l’utilisateur (radio, TV gratuite, une large partie des sites d’info, réseaux sociaux), l’élasticité-prix est… nulle du point de vue de la demande, puisque le prix monétaire est zéro.
En réalité, la demande réagit plutôt à :
la « charge publicitaire » (trop de publicité peut provoquer du rejet ou la migration vers des plateformes sans pub)
le coût en temps (durée des contenus, interruptions, temps de chargement)
la qualité perçue de l’information et la confiance accordée à la marque.
Élasticité modérée pour l’information payante en ligne
Les travaux basés sur le Digital News Report montrent qu’une minorité stable (environ 11 % des Français) qui paient pour des contenus d’information en ligne avec une tendance à cumuler plusieurs abonnements chez ceux qui paient (deux abonnements en moyenne, avec une forte concentration sur quelques marques : Le Monde, Le Figaro, Mediapart, etc.).
Cela suggère :
une demande relativement peu élastique chez les publics les plus engagés (ils acceptent des hausses modérées tant qu’ils perçoivent une forte valeur éditoriale) ;
mais une forte élasticité chez les non-abonnés, qui disposent de nombreuses alternatives gratuites ou financées par la publicité.
Effets de revenu et arbitrages budgétaires
L’élasticité-revenu renvoie à l’impact d’une variation de revenu sur la demande.
Dans un contexte d’inflation et de tensions sur le pouvoir d’achat, les dépenses « non essentielles » sont plus facilement questionnées. Les études sur les usages médiatiques montrent que certains publics arbitrent entre abonnements (plateformes de streaming, musique, jeux, presse) plutôt que d’en ajouter de nouveaux.
Pour les ménages plus aisés ou fortement diplômés, l’abonnement à un ou plusieurs médias de référence peut être perçu comme un bien supérieur : la demande augmente avec le revenu, mais dans une fraction limitée de la population.
Elasticités croisées : substitution entre supports et plateformes
Les effets de substitution jouent :
au sein d’un même marché (entre titres ou chaînes comparables) ;
mais aussi entre supports (presse / TV / radio / Internet) et plateformes (sites de médias / réseaux sociaux / messageries / plateformes vidéo).
A titre d’exemples sur la séquence 2013–2025 la télévision reste utilisée par une majorité de Français pour s’informer, mais son usage recule très fortement (59 % en 2025 contre 84 % en 2013) avec une bascule vers les réseaux sociaux et les plateformes vidéo qui prennent une place croissante dans l’accès à l’actualité, en particulier chez les plus jeunes. En termes d’écran, l’accès à ces contenus se fait depuis le smartphone qui devient l’écran pivot de ces arbitrages, notamment pour les 18–24 ans.
La demande de médias et d’information ne se contente plus d’arbitrer entre marques médias, mais entre écosystèmes (TV linéaire, plateformes vidéo, réseaux sociaux, podcasts, newsletters, IA conversationnelles) et l’attention est devenue la vraie « monnaie rare » qui organise le secteur.
