Economie des
médias
Les médias subissent un paradoxe qui semble insoluble à court terme. Nous n’avons jamais consommé autant d’informations, au point d’en qualifier notre société post-industrielle de « société de l’information », et pourtant, les médias, ou pour être précis les producteurs d’informations, n’ont jamais eu autant de mal à assurer leur financement.
Alors qu'Internet, d’abord perçu comme une formidable zone d’opportunités, est devenu le lieu de la mise en concurrence frontale de tous les acteurs historiques de média, la valeur publicitaire et la distribution de l’audience leur échappent. La crise de 2007 et des années qui ont suivi a fini de bouleverser le marché publicitaire et, par voie de conséquence, les revenus des médias. Réorganisation, plans sociaux et restructurations, abandon de certaines opérations (parfois rien de moins que la production du support principal que constituait le journal), pression sur les fournisseurs, alliances, rachats, revue du système de subventions, les stratégies de survie ou de développement diffèrent mais mis à part quelques titres, année après année, la question de la rentabilité continue de se poser.
Cette pression se répercute sur les agences de presse : les médias ont besoin de plus (et d'autant plus qu'ils ont dû réduire leurs maillages internationaux, qu'ils ont tous besoin de vidéo pour le web...) et de payer moins. Quelles initiatives peuvent prendre les agences pour accompagner leurs clients dans leurs développements ?
a. Digitalisation & concurrence frontale
Fusion des supports
Après la presse, la radio et la télévision, la dernière révolution technique - à ce jour - qui permet aux médias de produire de nouveaux formats - d’information notamment - est, bien évidemment, la naissance d’Internet. Ici on distingue Internet et Web. Internet étant le réseau (distribution de messages sous forme de paquets de données via le protocole TCP/IP) qui permet la naissance du World Wide Web en tant qu’espace codifié de présentation et d’accessibilité aux données. Internet est le lieu qui rend accessible tous les supports d'information devenus digitaux et met en concurrence tous les médias :
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texte et imagerie fixe de la presse écrite
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audio de la radio
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imagerie vidéo et audio de la télévision.
En cela, Internet est à la fois un média multimédia puisqu’il permet de rassembler et de développer des notions et objets (formats narratifs) anciens pour les porter vers de nouveaux espaces : le documentaire devenu web documentaire par exemple, ou le courrier des lecteurs et la lettre ouverte devenus blogs. Internet est également un méta-média puisqu’en plus de permettre l’exploitation de l’ensemble des supports de l’information et de la communication, il implique une mise en concurrence frontale de tous les médias d’une part et permet la création de nouveaux médias d’autre part. On entre dans l’ère du « anytime, anywhere, any device, any content » (ATAWADAC).
Chacune de ces révolutions techniques a drastiquement enrichi l’Offre de médias et l’accessibilité à l’information : du journal limité par son nombre de pages, vers un temps d’antenne limité aux 24 heures que compte une journée, aux possibilités du web dont les seules limites sont la taille des tuyaux et le nombre de serveurs.
La digitalisation des contenus et la formalisation d’un espace concurrentiel commun à tous les acteurs de médias commence par générer de nouveaux coûts. Les médias s’équipent de serveurs, de logiciels de création et d’édition de contenus, étoffent et forment leurs équipes d’informaticiens, équipent leurs journalistes avec des portables pouvant diffuser de la vidéo… Aujourd’hui, elles se dotent de Content Management Systems (CMS) pour adapter et diffuser leurs contenus sur tous les supports : du papier, au mobile. Par ailleurs, les journaux ont besoin de vidéo pour alimenter leurs pages. Les radios filment dorénavant leurs émissions, à commencer par les matinales. Au contraire, les télévisions ont besoin de contenus texte. Des rapprochements annonçant certainement des « synergies » apparaissent en France, d’autant que le recours appuyé aux agences n’est pas viable pour se différencier.
Pour en savoir plus.
Bien public et valorisation
Sur Internet, l’information, devenue bien public puisque largement gratuite, disponible pour tous, est présente sous toutes ses formes (texte, photo, vidéo, infographie, web-documentaire) sur des sites dotés dorénavant de rédactions multimédia, travaillant en temps réel (ce qui n’était pas le cas des magazines par exemple). Chaque entreprise de presse a investi en formation, en recrutements, en équipement et en logiciels pour prendre le virage du multimédia. Les recettes publicitaires seules ne couvriront pas les coûts. Comment redonner de la valeur aux contenus ?
Le dilemme du prisonnier
Deux suspects sont arrêtés par la police. Mais les agents n'ont pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent séparément en leur faisant la même offre. « Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l'autre écopera de 10 ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison. Si personne ne se dénonce, vous aurez tous deux 6 mois de prison. »
On résume souvent les utilités de chacun dans ce tableau appelé "Matrice des Paiements" :
(source : Wikipedia)
La peur de perdre de l’audience et donc des revenus publicitaires a maintenu les sites de presse dans un équilibre sous-optimal (-5;-5) jusqu’aux années récentes qui virent se développer les kiosques, et à l’année dernière qui vit se généraliser les paywalls sur les sites de la presse généraliste.
Les télévisions, elles, n’ont pas encore intérêt à développer des accès payants à leurs contenus d’informations mais plus à leurs collections de cinéma, séries, documentaires et à développer leur marque sur l’information. Pourtant BFM est le seul site de télévision dans le top 30 des sites grands publics.
Aujourd’hui pour recréer de la valeur autour de leurs contenus, ils mettent en place des stratégies autour :
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des paywalls
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de formules abonnés avec des créations originales ou des services
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des applications payantes
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des kiosques
Depuis quelques mois, de plus en plus, ils mettent en place des campagnes destinés aux utilisateurs d’ad-blockers qui pénalisent les recettes publicitaires du site.
Les "nouveaux" enjeux autour de la publicité et de l'audience
Les nouveaux apporteurs d’audience sont des monopoles ou d’oligopoles technologiques qui viennent bouleverser de la chaine de valeur des médias :
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Alors qu’ils ont besoin de se financer en publicité sur Internet, c’est Google qui maitrise dorénavant le prix de la publicité (display).
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Alors qu’ils ont besoin de développer leurs audiences sur Internet, ce sont les réseaux sociaux et Google qui contrôlent les algorithmes de propagation des contenus et connaissent les utilisateurs (prescription, SEO, Google News).
(source : Reuters Media Institute, p.76)
b. Contraction des marchés traditionnels
Les audiences traditionnelles en berne
Les audiences sont relativement stables dans le temps jusqu’à la généralisation d’Internet. Les grands mouvements d’audience d’un support à un autre correspondent à des évolutions technologiques qui viennent modifier des habitudes profondes de consommation, se déroulant sur plusieurs générations. La presse n’a pas été tuée par la radio qui elle-même n’a pas été tuée par la télévision. Jusqu’à un certain point, les consommations de médias se cumulent. Combien d’écrans exploitons-nous à moment donné de la journée ? Combien de minutes par jour avons-nous un écran de télévision quelque part dans le champ visuel, un ordinateur portable sur les genoux et un smartphone dans la main ? En fait, nous n’avons jamais consommé autant de médias mais :
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La presse cherche le renouvellement de son lectorat (payant) et a déjà pris conscience que les ventes papier ne reviendront plus à leurs niveaux d’en-temps. Plus ici.
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L’audience de la télévision continue de croître mais le nombre de chaînes encore plus. A marché publicitaire constant, la fragmentation de l’audience pénalise les recettes publicitaires de chaque chaîne. Plus ici.
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En ce qui concerne la radio si les investissements des annonceurs baissent régulièrement et relativement lentement, les audiences sont stables.
Des investissements publicitaires qui migrent
Sur le marché de la publicité, on catégorise les grandes familles de dépenses selon qu’elles sont réalisées dans les médias ou non (« hors-média »). Ces dépenses hors-médias sont constituées de l’affichage (rues, métro), des mailings, prospectus et correspondent aux 2/3 des 31 milliards d’euros par an de dépenses totales des annonceurs.
Sonnac, Nathalie. Gabszewicz, Jean. L’industrie des médias à l’ère numérique. Page 38.
Les tarifs d’un média à l’autre sont très différents puis assez homogènes au sein d’une famille de médias. Mais les budgets des annonceurs se déplacent avec l’audience. Les médias subissent donc un risque double : lorsque l’audience baisse, les revenus des ventes baissent mécaniquement, puis ce sont les dépenses publicitaires des annonceurs qui s’évaporent. D’après l’étude Havas 2015, les budgets publicitaires continuent de croître uniquement sur le web cette année. Et comme nous le voyons dans le tableau précédent, une hausse de 4% sur Internet ne compense absolument pas une baisse de 1,3% sur la télévision par exemple. Souvenons-nous par ailleurs que l’ensemble des médias traditionnels se livrent une concurrence frontale sur Internet et qu’ils ne récoltent que peu les fruits de leurs investissements puisque l’essentiel de la valeur publicitaire est capté par un nombre restreint d’acteurs (les GAFA).
http://fr.slideshare.net/yannlegigan/bilan-et-perspective-2015-havas-media-france-mars-2015
A plus long terme et à échelle mondiale, les dépenses allouées à certains « canaux » restent stables. C’est le cas pour :
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la radio
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l’Internet desktop
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l'affichage
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le cinéma.
Alors que les dépenses allouées à d’autres canaux évoluent beaucoup plus fortement et mettent en évidence la sensibilité des annonceurs et des agences aux mouvements d’audience :
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baisse de 2% des budgets alloués au principal « mass media », la télévision
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baisse de 3% des budgets alloués aux quotidiens et de 1,5% des budgets alloués aux magazines, du fait de l’érosion des l’audience
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et des transferts des dépenses vers les mobiles de 5,3 à 12,7% en 3 ans.
c. Désintermédiation, réintermédiation et partenariats
Multiplication des sources d'informations
Les journalistes disent aux agences qu’elles ne sont plus leurs premières sources d’informations. C’est Twitter. Ils concèdent toujours aux agences le rôle de certification : « Lorsque c’est sur l’AFP, c’est bon, on peut la donner ».
Le rôle des réseaux sociaux s’est considérablement développé ces dernières années. Si le rêve du tous journalistes citoyens équipés de son smartphone n’a pas eu lieu, nous sommes tous des témoins potentiels d’un événement et sommes tous dotés des outils permettant d’en diffuser l’information en temps réel.
Y compris dans ce panorama beaucoup plus ouvert, les médias diffusent des alertes push (notifications smartphones, emails) après la diffusion des alertes des agences. Les clients des agences demandent à être plus en amont du circuit de production, sur des rumeurs par exemple. S'il n'est pas question de toutes les démentir par un papier, comment prévenir les clients qu'une agence a fait son travail de vérification et que la rumeur ne mérite pas d'être relevée. A l'heure des réseaux sociaux, il s'agit d'une fonction nouvelle.
Multiplication des réseaux et des empreintes
Alors que la concurrence se fait frontalement entre tous les supports traditionnels sur le web, la jeunesse ne connaît plus et ne se reconnait plus dans le monde politique actuel, celui des partis en tout cas. La guerre des marques médias se joue sur tous les supports à commencer par le digital. Les médias recrutent et adoptent les codes des réseaux sociaux, créent leurs chaînes, leurs comptes, leurs pages : Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, WhatsApp. Les médias sont invités à produire leurs contenus en respectant une certaine norme pour être mieux indexés et présentés (Google AMP) ou à produire spécifiquement pour une application (Facebook Instant Article, Apple News). Les médias sont invités par Snapchat au compte-gouttes pour rejoindre l’espace Discover.
Des stratégies de mutualisation de contenus
La digitalisation des contenus a développé leur potentiel de distribution à travers des flux RSS (Yahoo!, MSN, Orange), de la déportalisation (embed) des vidéos, de la déportalisation des images (Getty), de leur redistribution sur des market places (Max PPP - PQR), ou de la création de programmes en commun (Vice - France ou Mashable - France 24) voire d’une chaîne (France Info).
Des stratégies de rachat
On a assisté, ces dernières années, à des mouvements importants sur le marché des médias français. Des regroupements importants, parfois improbables, opérés par des « capitaines d’industrie » dont les stratégies commenceront à se percevoir une fois les rapprochements opérationnels.
Le trio Pigasse, Bergé, Niel a acheté Le Monde puis L’Obs qui avait acheté Rue89. Drahi a acheté L’Express et Libération après avoir monté une chaîne d’information continue et avant d’acheter le groupe NextRadioTV qui opère BFM et RMC. Bolloré a acheté le groupe Canal + dont la chaîne iTélé et détient les gratuits Direct. Le Parisien a été vendu par Amaury à Arnault qui détenait déjà Les Echos.
L’intérêt immédiat est de proposer des offres plus larges ou plus fouillées (multi-supports, multimédias, ciblage audience sur plusieurs sites…) aux régies et aux annonceurs, éventuellement de réduire les coûts de régie.
Pour Altice, le fait d’intégrer des « forfaits » à Libération dans les forfaits Internet SFR permet d’économiser 200 millions d’euros de TVA par an (Le Canard Enchainé, avril 2016).
Les équipes du Monde, de L’Obs et de Rue89 s’installeront dans les mêmes locaux en 2017.